31 janvier 2007

« Mon nom est multitude ... »

Le chapitre 5 de Marc commence fort. Très fort. Nous rencontrons une espèce de zombie, totalement fou, un monstre peut-être déchainé que Jésus aborde, écoute, et guérit. On peut comprendre ce passage de bien des manières, mais pour commencer arrêtons-nous juste sur la réponse de l'homme (ou de son hôte, selon que l'on retient ou rejette l'hypothèse de la possession).
Il dit « Mon nom est légion » – enfin c'est ce que nous trouvons dans la plupart des traductions. En réalité, c'est un jeu de mots en grec : « λεγων λεγεων ονομα», mot-à-mot « nom disant légion » ou encore « mon nom parlant beaucoup » ; à une voyelle près λεγων (disant) et λεγεων (légion) sont identiques (un défi intéressant serait de trouver quel jeu de mots en araméen pourrait correspondre à celui-ci, ça n'est pas à mon niveau). Toute la réplique est en fait une construction stylistique bien connue des Grecs, le chiasme qui consiste à répéter à peu près les mots de manière symétrique, ici :

... τι σοι ονομα και απεκριθη λεγων λεγεων ονομα μοι οτι ...
... quoi ton nom ? il répondit disant légion nom mon car ...

Par une telle construction l'évangéliste met en valeur les deux mots centraux, autrement dit l'abondance de parole. Bien entendu c'est d'une parole délirante qu'il s'agit ici, c'est même le symptôme de la maladie mentale qui est ici présentée. Face au délire verbal la contrainte (les chaines) ne sert à rien : inutile de le faire taire, il hurlera quand même !

Vous pouvez lire la suite de Marc 5 sous l'angle de la parole qui est en excès ou en défaut, c'est un bonne porte d'entrée (mais pas la seule).

21 janvier 2007

Les paraboles

LEUR FORME : Comme dans une Bande Dessinée, elles font la peinture d'un message ; c'est au lecteur de se positionner par rapport à ce qu'il voit. Sa liberté et sa responsabilité sont en jeu.

Dans la tradition du deuxième testament, elles ont souvent deux parties :
A : Une introduction qui induit le sens de notre lecture : « Le royaume des cieux est comme ... »,
« Avec la parole de Dieu, il en va comme avec ... » ...qui est suivi par un assez court récit B. On ne trouve pas toujours la partie A. Souvent, on peut la reconstituer ou imaginer.
B : Le point de départ de la scène est nommé (« un homme a deux fils ... », « Dix jeunes filles
prennent leurs lampes elles sortent pour aller à la rencontre du marié ... », « Un homme sème des graines dans son champ ... », « Une femme a dix pièces d'argent et elle en perd une ... ».
Ensuite une action ou une transformation interviennent : « Elle va allumer une lampe et balayer la maison. ». L'homme « il continue à dormir pendant la nuit et se lever chaque jour. Pendant ce temps, les graines poussent et grandissent, mais cet homme ne sait pas comment. » Parfois, ce qui est raconté est dans l'ordre des choses, parfois cela sort de ce que nous aurons attendu, c'est assez surprenant : Le roi a invité au repas des noces « mais les invités ne veulent pas venir. « ... Allez donc aux croisement des chemins et invitez au repas tous les gens que vous rencontrez, dit-il aux serviteurs.»
La scène finale souligne l'écart avec la situation du début : « Ainsi la salle de fête est pleine de monde ». « La graine pousse et elle devient la plus grande de toutes les plantes. Elle a des branches si grandes que les oiseaux peuvent faire leurs nids sous son ombre. »

Ce schéma peut trouver des aménagements divers ... mais il nous aide à garder le mouvement intérieur de la parabole en vue. Parfois, ce sont les péripéties du milieu qui sont nombreux ... comme dans la vie. Attention de ne pas se perdre en chemin. Parfois, on trouve encore une petite scène qui suit une « première » fin, mais qui veut mettre le lecteur au défi. Garder le mouvement central en vue est une rambarde pour suivre l'idée générale.

LEUR INTERPRÉTATION a « subi » de nombreux coups de projecteurs dans l'histoire. Les leçons que l'on peut parfois trouver à la suite des paraboles ne représentent qu'une lecture possible du sens du récit qui vient d'être raconté. Au lecteur de se faire son idée.

Que vise la parabole ? Aujourd'hui, c'est un regard globalisant qui a beaucoup marqué la lecture. On part du fait que Jésus veut induire un bouleversement dans la vie de ses disciples, de ses amis, des gens qui le suivent. Pour cela, on est amené à chercher la dynamique et le sens vers lesquels tend la parabole. Un exemple : Après bien de pertes, « une autre partie des graines tombe dans la bonne terre. Les plantes poussent, se développent et produisent des épis : les uns donnent 30 grains; d'autres 60, et d'autres 100 ! » La femme qui a perdu sa pièce d'argent « appelle ses amies et ses voisines et leur dit : 'Venez, réjouissez-vous avec moi ! Oui, j'ai retrouvé la pièce d'argent que j'avais perdue !' » Autant les passages qui mènent vers la fin de la parabole sont plus ou moins attendus (la sécheresse menace la semence, la légèreté fait dilapider l'héritage ... cela ne vous étonne pas, c'est dans l'ordre des choses), autant la pointe finale casse avec la logique de l'attendu et ouvre un nouvel horizon : une graine qui porte une épi avec 30 grains, c'est déjà extraordinaire, alors 60 ou 100 ?!! Un père qui fait la fête pour le fils festoyeur, ce n'est pas très pédagogique ... !

L'imaginaire de la parabole reste un passage nécessaire : un homme n'est pas un roi ; dix filles ne sont pas des moutons ; une perle n'est pas la faucille. Certes, l'imagerie peut nous paraître un peu lointaine, avec ses références agricoles et sociétales, mais malgré tout elle reste assez proche du vécu : père et fils, semer et récolter ... investir et perdre. Sans en faire une psychologie surchargée, elle permet un ancrage dans la vie de chacun.

Note du copiste : pour les mots en rouge voyez le billet suivant.

Qu'est-ce qu'une parabole ?

Si nous cherchons un peu d'étymologie, à la suite du billet précédent, nous avons le mot grec παραβολη qui signifie « à côté de la voie droite », c'est-à-dire en-dehors de la trajectoire de l'objet jeté (jeter comme une balle) ; c'est là l'origine du mot dans sa connotation géométrique que les Grecs utilisaient déjà dans ce double sens : une déviation de la trajectoire, et une forme de comparaison.

L'usage de la parabole consiste ainsi à faire dévier le récit vers un ailleurs. Au lieu de nous raconter linéairement la vie de Jésus, l'évangéliste tire son écrit vers une autre dimension, peut-être afin de nous faire percevoir que son propos n'est pas seulement historique ni apologétique. C'est à travers de la parabole que nous percevons que le récit n'est qu'un support pour entrer dans ce qu'il faut bien appeler la théologie.

Maintenant, si nous analysons le chapitre du point de vue de Jésus (et non plus du point de vue de l'évangéliste), nous découvrons la parabole fait dévier le cours normal des choses comme le Christ l'annonce au chapitre précédent : on attend un guérisseur, un Messie politique, un prophète ou un savant mais lui s'échappe de ces rôles prédéfinis pour aller franchement ... de travers. C'est bien ce qu'on lui reprochera par la suite.

Personnellement, je crois que chaque fois que nous tentons d'assigner au Christ un rôle trop particulier avec nos mots d'hommes il nous échappe pour nous revenir ailleurs. Si vous le pensez prophète et Homme avant d'être Fils, c'est la résurrection et le jugement qui vous échappe. Si vous le pensez toujours assis à la droite de Dieu, c'est son incarnation chez notre prochain qui vous échappe...

Un petit mot pour finir : l'hyperbole (υπερβολη) que j'ai évoquée à propos de la tempête est, quant à elle, une trajectoire qui va « au-dessus de la voie droite » — d'où son sens d'exagération pour mieux faire comprendre !

18 janvier 2007

Face au mal et à la souffrance, qu'y a-t-il à voir ?

Cherchant à illustrer le texte d'Angelika sur la possession (ci-dessous), je suis tombé dans l'embarras. On pourrait certes représenter la « possession » par des peintures d'exception comme le retable d'Issenheim ou plus simplement dans ce même blog. Néanmoins, ces figurations assez violentes ne recouvrent qu'une partie du problème et ne nous disent pas grand chose sur la « solution » que le Christ propose. De surcroît, ceux d'entre nous qui ne consentent pas volontiers à l'incarnation du mal en l'homme ne verront pas davantage dans ces œuvres une traduction acceptable de ce que nous raconte Marc 3 (et bientôt Marc 5). Regardons ailleurs, donc. Le chapitre 4 nous fait sortir des « maisons » pour aller « sur l'eau » (et même un peu dedans), préparant l'arrivée du chapitre 5 avec son zombie.


Le très « parabolique » chapitre 4 termine dans l'hyperbole ! C'est l'épisode de la tempête apaisée... que nous pouvons relire comme une parole opportune qui vient calmer le jeu quand les forces déchaînées de la nature (humaine ou pas) menacent de nous submerger. Ci-dessus le tableau que Rembrandt peignit sur ce thème (il est visible à Boston)... un peu excessif quand on pense au vrai lac de Tibériade, certes, mais tout est dans la métaphore n'est-ce pas ?

Métaphore que Turner reprend admirablement dans cette représentation d'un bateau sortant du port en pleine tourmente. Oui, face aux forces inhumaines on est vite dépassés…



De la possession ... ou quand nous sommes hors de nous

Aujourd'hui, nous avons des termes savants pour tenir les mauvais esprits à distance : « pulsion de mort » est un terme marqué par S. Freud. Il était psychiatre et a décrit par ces mots des actions (auto-)destructrices de l'humain.

Mais de nombreuses personnes, pas psychiatres pour un sou, vont parler des pulsions. Il y a la pulsion de manger des fraises lors d'une grossesse ; il y a des pulsions d'achat, surtout lors des soldes et des promotions, les actions pulsionnelles sont légion. Mais elles ne font pas peur. Elles sont compréhensibles, domptées par un langage savant.

Mais en profondeur : observer des personnes qui ont un comportement étrange qui les empêche de vivre en plénitude, cela peut inquiéter. Quand quelqu'un perd la maîtrise de soi, quand il se laisse submerger par des émotions ... Quand une personne est rongée par l'inquiétude, quand elle perd le nord ... ce sont des façons nombreuses pour dire la perte de soi. Et elles peuvent nous faire peur.

Parfois, c'est un moment de fatigue et d'épuisement qui crée ce moment de confusion. Mais parfois, cela perdure. Les proches vont dire : je ne le reconnais plus. Il est comme perdu ...

La possession par les esprits mauvais (dont les évangélistes parlent en toute simplicité) n'est pas loin. La structuration de la personne est mise en danger. Dans certaines maladies que nous nommons aujourd'hui psychotiques, cela est très perceptible. Nous ne savons plus quelle personne nous avons en face de nous. Est-ce possible de voir un être cher se détruire soi-même ? Est-ce imaginable de ne plus pouvoir communiquer avec un proche ?

Dans les récits bibliques, plusieurs traits reviennent :

  • Les esprits mauvais sont des réalités parlantes. Qui d'entre nous ne connaît pas des voix en nous qui disent : « Tu aurais mieux fait ... » ou « Tu n'arriveras jamais ... » ... voix que la psychologie va ranger du coté du « sur-moi ». C'est le défi du moi, de celui que sait dire « Je », de les laisser parler ce qu'il faut. Parfois, elles disent juste. Mais parfois, elles n'ont plus aucun lien avec la réalité. Elles écrasent la personne.

  • Peu importe si ces condamnations viennent de la prime enfance d'un individu, ou si relèvent de son caractère, ou si elles sont perçues comme une malédiction qui viendrait de l'extérieur. Nous observons leur effet destructeur sur la personne. Faire taire ces voix est difficile, parfois presqu'impossible. Avec la meilleure volonté. Être maître chez soi, de soi, ne relève pas toujours de la démarche individuelle. La complicité d'un autre, témoin de la vie, est nécessaire. Il faut affronter les esprits de face pour que le « Je » puisse émerger, même à l'essai, en tâtonnant.

  • Ce sont des êtres proches qui interviennent au profit de personnes « possédées ». Visiblement, Jésus est sensible à la compassion de l'entourage de personnes privées de leur dynamique de vie. Les restituer en tant que personnes autonomes, voire libres, est déterminant dans son action. Après la guérison, elles parlent pour elles-mêmes, existent en elles-mêmes.

  • Le danger représenté par les esprits est réel. Les esprits continuent à parler, là où une personne émerge d'un danger, d'une « possession ». Même chassées, les voix continuent à parler, à distance. Il y a une image que l'on attribue à Martin Luther « Tu ne peux pas empêcher les oiseaux de la tristesse de voleter autour de ta tête. Mais tu peux les empêcher d'y construire leurs nids. » Pour lui, cette liberté d'action vient du fait que Dieu nous a libérés.

Que l'individu a droit à la parole, pour avancer librement dans la vie, est une vision profondément chrétienne. « Donner sa vie à Jésus », comme disent parfois les évangéliques n'est point un projet de soumission muette sous la férule d'un autre. C'est une indication que Jésus défendra notre liberté contre toute voix destructrice. Nous pourrons résister. Nous ne serons pas soumis sous les plaisirs, désirs et pulsions. Nous avons le droit de vivre et aucune obligation de nous détruire, ni nous ni la terre. C'est une liberté de dire « Je » avec la complicité de Dieu. Il est garant de notre liberté.

La possession serait une image surannée ? Peut-être ! Mais une réalité qui nous incite à nous inscrire résolument dans la liberté indiquée par Jésus. Les esprits chassés laissent un vide ? ... à prendre par l'Esprit Saint.

AK

12 janvier 2007

Saison des semailles le soir (V. Hugo)

C’est le moment crépusculaire,
J’admire, assis sous un portail,
Ce reste de jour dont s’éclaire
La dernière heure du travail.

Dans les terres, de nuit baignées,
Je contemple, ému, les haillons
D’un vieillard qui jette à poignées
La moisson future aux sillons.

Sa haute silhouette noire
Domine les profonds labours.
On sent à quel point il doit croire
A la fuite utile des jours.

Il marche dans la plaine immense
Va, vient, lance la graine au loin,
Rouvre sa main, et recommence
Et je médite, obscur témoin,

Pendant que, déployant ses voiles
L’ombre où se mêle une rumeur,
Semble élargir jusqu’aux étoiles
Le geste auguste du semeur.