13 février 2007

Le démoniaque et la prison

Bonsoir !
Voici ce qu'écrivait mon père il y a quelques années.
Les évangélistes Marc et Luc nous racontent que Jésus demanda son nom à l’esprit impur, c’est-à-dire qu’au lieu de s’adresser à ce « démoniaque » comme à un fou dangereux, il l’interroge comme une victime d’une maladie qui le submerge. Nommer cette folie, c’est la diagnostiquer et ouvrir la voie de la guérison avec l’aide du malade. C’est l’expérience que vivent très souvent les aumôniers et les visiteurs de prison. Pour beaucoup de ceux qu’ils rencontrent derrière les barreaux, c’est la première fois de leur vie que quelqu’un s’adresse à eux personnellement et de façon désintéressée.

Bien souvent, ils n’ont pas connu leur père ; ils ont été élevés dans des centres d’éducation surveillée, loin de toute famille et de ses sources d’affection ; déjà avant la prison, ils ont été considérés comme des numéros, puis comme des indésirables, et enfin comme des individus dangereux. En réponse à toutes ces exclusions, leur révolte gronde et leur comportement les fait de plus en plus ressembler au portrait que nos media en font.
Pourtant quelques uns, parfois même les plus isolés, arrivent à s’en sortir. Armés de leur courage, de leur intelligence, armés parfois de l’Évangile qu’ils ont découvert ou redécouvert en prison, ils arrivent à surmonter les innombrables obstacles dressés sur la voie de leur insertion sociale. Alors, quelquefois, ils parlent et ce qu’ils disent est fort dérangeant pour nous qui nous sentions bien à l’abri et acceptions bien volontiers de les savoir en prison : ces jeunes hommes témoignent de l’injustice qu’ils ont subie dès leur naissance, de la cruauté de la réponse de la société à leur égard. Ils crient leur haine de ceux qui ne les ont pas accueillis avec l’affection qu’ils attendaient.

Mais , voyez-vous, le démoniaque gadarénien lui aussi, a été très dérangeant par sa guérison ! Tout un troupeau de porcs précipité dans la mer ! Les gardiens de ce troupeau, affolés, se sont dépêchés d’aller se disculper devant leurs propriétaires ; ils ont sans doute bien réussi puisque ceux-ci, sortis furieux de leur village, ont fait retomber leur colère sur Jésus et sur ses disciples.
Qui se souciait d’un pauvre diable exclu du village et réduit à coucher nu dans un tombeau ? Les gadaréniens ne s’en inquiétaient guère ; mais perdre tout un troupeau de porcs, c’était inadmissible et le coupable devait être jugé, châtié et chassé. Un troupeau de porcs noyé ou un troupeau de voitures incendiées, n’est-ce pas la même violence, qui n’arrive pas à s’exprimer par des paroles ?

Voilà la justice des hommes : l’indifférence générale pour des malheureux sans vêtement et sans toit ; mais l’indignation, le jugement et la condamnation quand des richesses sont perdues.
Est-ce différent aujourd’hui ? Qui se soucie des 60.000 détenus dans les prisons françaises, des 90.000 personnes qui y passent chaque année ? Les assureurs et les marchands de serrures électroniques font de bonnes affaires ; mais il n’y a pas assez de crédits pour la prévention et pour la réinsertion sociale. Pourtant, l’unanimité s’est faite sur l’effet nocif de la prison, surtout lorsqu’il s’agit de maisons d’arrêt surpeuplées. Tous le confirment, jusqu’à un ministre de la justice qui a dit : « Nous fabriquons de la délinquance par un recours systématique à la prison. » Mais qui s’en soucie ? Les juges continuent à condamner de jeunes voleurs à des mois et des années de prison, alors qu’ils pourraient recourir plus fréquemment à des sanctions hors prison. L’opinion publique se recroqueville dans la peur, ravivée trop souvent par des faits divers, montés en épingle par une certaine presse.

Aujourd’hui, on ne s’inquiète plus pour des porcs, mais si un troupeau de voitures est brûlé par des jeunes devant lesquels toutes les portes ont été fermées, on nous affirme que c’est intolérable ; il faut, nous dit-on, d’une part protéger, cadenasser ces biens précieux et d’autre part, enfermer dans des cimetières, non pardon, dans des prisons ceux qui sont tenus pour dangereux.
On nous dit que la sécurité est menacée. Mais n’est-elle pas davantage mise en péril par la récidive des prisonniers libérés sans préparation et sans ressources après quelques mois ou quelques années de prison, plutôt que par les vols de délinquants primaires dans les parkings ou les supermarchés ? Il est bien connu, en effet, que les actes de délinquance sont plus graves, en moyenne, en récidive qu’avant le premier séjour en prison.

Si ces enfants perdus, égarés parce que privés d’affection, deviennent en prison des démoniaques, combien plus dangereux à leur sortie, alors, occupons-nous d’eux avant !

De Jonas à Jésus

Cette enluminure du XIème siècle nous accompagnera dans une réflexion sur le parallèle et l'opposition entre Jonas et Jésus, l'un et l'autre aux prises avec les flots et les forces adverses.
En effet, l'un et l'autre se trouvent à un moment de leur histoire au fond d'un bateau confronté à la mer démontée, et des marins complètement dépassés. Lorsque Jonas renonce à la vie même pour sauver la vie des marins, Jésus s'oppose frontalement afin que la vie triomphe. Le détour par Jonas offre l'intérêt de nous fournir une clé de lecture possible de l'ensemble du chapitre 5.
En fuyant l'ordre qu'il avait reçu, Jonas s'éloigne le plus possible du souffle de Dieu, lequel le rattrape sur la mer. Ce « souffle» (« rouah » en hébreu) est évidemment ce qui fait défaut au possédé pour vivre vraiment, tout embarrassé qu'il est avec un souffle pervers qui le pousse à la violence.
Un peu plus tard, Jonas se retrouve au fond de l'eau dans le ventre du poisson-tombeau et il voit arriver la fin de son existence physique (« nefesh » en hébreu); et c'est à ce moment qu'il prie et que Dieu le sauve. C'est aussi ce qui arrive à la fille de Iaïros (bien qu'on ne sache pas qui prie qui dans cette histoire).
À la fin, Jonas s'est réfugié, isolé, sous un ricin (« qiqayon ») et il se dessèche, préférant encore renoncer, se déposséder de la vie (« haï» en hébreu) …
Cependant, même si les allusions sont nombreuses les issues sont ici différentes. Face à la perte de la vitalité, de l'esprit, du rôle social de ces trois êtres amoindris Jésus rétablit l'unité de l'être, restaure des êtres capables de relation au contraire de Jonas coincé dans ses certitudes.

La lecture de Nicolas sur le chapitre 5

Notons l’idée de construction formelle en chiasme, dissymétrie, ou symétrie inattendue. Trois histoires, trois récits, trois guérisons. Sur le fond, ce Chapitre V est difficile à lire et à entendre. Nous sommes en face d’un déluge de miracles, et d’irrationnel. Une analyse exégétique primaire, sans doute fruste, donne la priorité à l’analyse de la mécanique du miracle, et ce faisant, heurte nos esprits baignés de science et de scepticisme. L’un des grands apports de la libération philosophique de la pensée, c’est de ne pas donner foi à des choses improbables, c’est chercher la preuve irréfutable de toute chose, ne pas se comporter en « béni oui-oui » acceptant sans critique tout ce qui est relaté. Nous avons tous été éduqués, à l’école, dans la promotion d’une approche intellectuelle raisonnée. En faisant la part belle à l’improbable, Marc est exigeant avec le lecteur.

Croire

Marc admet qu’on ne puisse pas croire. D’ailleurs, dans le temps de l’attente messianique, ne pas croire est bien la norme. Ce sont les fous qui croient. C’est le possédé qui reconnaît immédiatement Jésus. Les autres ont du mal à croire. Or, ce sont ceux qui croient qui rencontrent Jésus, ceux qui acceptent sa parole. Dans le récit de l’hémoroïsse, c’est très clair : Jésus fend la foule, est touché, frôlé de toutes parts, mais c’est elle seule qui a eu la force de croire, et qui grâce à cela rencontre la force de Jésus. Elle se cachait, elle avait peur, et la voilà pleine d’une force libératrice.

Rencontre

L’important dans ces trois guérisons ne me semble pas ressortir de la mécanique du miracle, mais de la rencontre entre Jésus et ceux qu’il guérit. Il y a une rencontre avec la personne de Jésus, son être, sa parole, sa nouveauté. L’accent n’est pas mis sur « qu’est-ce qu’il est ? » mais sur « qui est-il ? ». C’est dans la continuité de Marc IV, 41 : « Qui est-il donc celui-là ? ». On peut entrer dans l’analyse de la mécanique du miracle, mais ce n’est pas là le message premier.

Miracles… de la parole et de la foi

Dans l’histoire du possédé et celle de la petite fille du chef de la synagogue (qui sont a priori ceux qui ont le moins vocation à admettre qui est Jésus), le miracle est celui de la parole libératrice. Jésus guérit en parlant, « Jésus lui disait : sors de cet homme » (cas n°1), et « je te le dis, lève-toi » (cas n°2).

Dans l’histoire de l’hémoroïsse, la mécanique est moins claire. Il y a là l’immixtion d’une force qui n’est plus seulement celle de la parole, ou spirituelle, mais physique, corporelle. Marc parle d’une force qui semble physiquement sortie de Jésus après que la femme ait touché ses vêtements. Mais Jésus précise bien à la fin que ce n’est pas la décharge d’énergie qui a guéri, mais la foi seule : « ta foi t’a sauvée, va en paix ». Voir également Matthieu IX, 20 qui élude le transfert d’énergie pour ne retenir que la parole : « confiance, ta foi t’a sauvée ».
Pour la petite fille, il y a aussi un toucher, l’apposition des mains. Mais comme nous l’avons dit, et en parallèle avec l’histoire du lépreux, il s’agit là de considérer que Jésus brise les préjugés, les jugements, la mort, pour montrer la vie. Ce n’est pas un pouvoir thaumaturge, c’est une autorité de parole. Le toucher montre la voie du salut, et la parole guérit.

Légion

Quelle est la nature de l’impureté de l’esprit du possédé ? Il semblerait que ce soit une maladie psychologique fondée sur l’idée de multiplication. Le possédé n’est plus un, mais multiple et dispersé. Et lorsque la parole de Jésus fait sortir la possession, il faut deux mille porcs pour accueillir l’esprit impur qui sort.

Ce récit peut faire penser à la philosophie du grec Empédocle (V°siècle avant J.C) qui a théorisé sur l’idée de l'existence de forces d’amour qui rassemblent, et de forces de haine qui divisent. Il tire la conclusion que l’homme éprouve les forces de rassemblement et les forces de dispersion, dans un grand combat pour le rassemblement.
Toujours est-il qu’avec Jésus, la parole est la clé. Et sur la nature du mal, voir Marc VII, 14 : ce n’est pas quelque chose d’extérieur à l’homme qui, s’emparant de lui, le rend impur, c’est ce qui sort de lui. Et ce qui sort de lui, Jésus le guérit par la parole.
Alors, tendons nos oreilles pour entendre… et ne jugeons pas !

10 février 2007

Du sang et des filiations renouvelées

La lecture de Françoise Dolto
Françoise Dolto échange avec Gérard Séverin
F. D. ... ces deux récits sont associés dans la trame évangélique, c'est qu'ils sont liés par un enchainement inconscient organique et spirituel. En effet, c'est une même histoire : il y a une femme au destin féminin arrêté, il y a un homme au destin paternel faussé.
G. S. Une femme est atteinte dans sa féminité depuis douze ans, pendant qu'une fillette de douze ans, avant même que d'être femme, voit son destin arrêté.
F. D. Cette femme est exclue depuis douze ans de la lice des femmes sexuellement désirantes et désirables. Une fillette meurt au lieu d'y entrer à l'âge venu de sa nubilité. ... ce père apparait comme fixé inconsciemment ... à « sa » fille ... Il la maintient « petite », dans sa sphère à lui, il la veut, sans le savoir, dépendante de son amour possessif paternel. Jaïre ne fait pas mention de sa femme, la mère de l'enfant. C'est tout de même étonnant, non ? ...
G. S. C'était peut-être la coutume à cette époque de ne pas s'occuper de la femme.
F. D. Mais alors, pourquoi s'occupe-t-il de sa fille ? Non, il se pose comme le seul éprouvé : « Ma petite fille » dit-il ...
G. S. Vous croyez donc que ce père « possède » sa petite fille ?
F. D. Oui, mais entendons-nous sur le sens du mot « possède ». ... Son père demande de ne pas la perdre car elle est son sang et, plus encore, elle est sa vie. ...
G. S. Pourquoi exclure la foule et tout ce monde qui pleurait et se lamentait ?
F. D. ... Jésus supprime tout le pathos, tout le mélodrame des lamentations, ... tous les usages qui avaient enfermé la petite, objet et non sujet, depuis douze ans dans le sommeil du cœur. ... Les parents n'ont à satisfaire que les besoins de cette enfants et non ses désirs. Cette enfant est morte, elle a perdu l'appétit de vivre ... En mourant, elle n'avait qu'un père, elle découvre un couple heureux. ...
In : L'évangile au risque de la psychanalyse, Tome I (Éditions du Seuil) pages 99 à 116

Message de service

De temps en temps, des textes plus complets sont produits, à partir des contributions de ce blog, des idées de l'un ou de l'autre, des feuilles préparées par notre pasteur. Vous trouverez ces textes ici :

http://www.erf-bordeaux.org/nicodeme

Actuellement y figurent (au format PDF nécessitant Acrobat Reader) le résumé du premier trimestre et un texte d'approfondissement sur la question de la « possession ».

D'autres vont suivre. Bonne lecture, et... à vos Bibles !

01 février 2007

Lève-toi et mange !

Maintenant, la fin du chapitre 5. C'est le célèbre « talitha koum » qui a tant agité bien des traducteurs et exégètes. Nous avons une jeune fille présumée morte, tout le monde s'agite autour d'elle sans grand effet, et soudain une parole de Jésus – hop ! la voici ressuscitée (relevée) ou simplement réveillée, puisque nous ne savons pas si elle était morte. Faisant contraste avec l'abondance de paroles de cette foule l'échange entre Jésus et la fille est absolument minimal : deux mots, pas de réponse. À quoi servent ces déluges de paroles, nos déluges de paroles (celui-ci compris) si aucun effet ne se profile derrière ? Même l'évangéliste rajoute des paroles, rajoutant sa traduction du « tali thakoum » lequel devient « το κορασιον σοι λεγω εγειραι » c'est-à-dire « à toi jeune fille je dis lève-toi ». Au sens propre, « tali thakoum » c'est « petite agnelle, debout ». Et rien de plus.

Post-Scriptum tardif.

Finalement, j'ai bien envie de vous rajouter quelques mots autour de ce « debout ». Il provient du verbe hébreu "qam" qui peut vouloir dire "se lever le matin" après le sommeil. Ici il est employé à une forme impérative : la résurrection c'est tout de suite !